Waldemar Kamer

Mises en scène d'Opéra



Notes de mise en scene

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Cendrillon n'est pas celle qu'on dit


Mettre en scène un opéra est un peu comme apprendre par cœur un poème qu'on aime. Il nous plaît, on le lit souvent, on l'apprécie davantage et puis on décide de l'apprendre par cœur. Et une fois qu'on l'a intériorisé, ce poème nous révèle des secrets insoupçonnés à la simple lecture. Il en va de même avec un opéra : on l'aime, on l’ écoute, on le voit sur scène et quand on le monte soi-même, à un moment l'œuvre elle-même commence à nous parler. Elle nous dit les choses qu'on aime entendre et d'autres qu'on n'attendait pas du tout, ce qui nous prouve à quel point nous ne voyons – à l'opéra comme dans la vie – que ce que nous voulons voir ou ce qu'on nous a dit qu'on allait y voir…

Cendrillon est un opéra sur lequel on est plutôt bien renseigné. Créé avec faste en 1899 pour la réouverture de l'Opéra Comique (après l'incendie ravageur), la production fait la couverture du numéro 19 de la revue “Le Théâtre” qui publie de longs comptes-rendus et, surtout, 25 photos. On les retrouve dans le somptueux livre de Louis Schneider publié en 1908. Schneider, la première et principale source concernant Massenet, le décrit dans sa préface comme “le musicien de la femme et de l'amour [qu’] il 'a chanté sous toutes ses formes : mystique ou charnel, idéaliste ou romantique.” La formule est belle, mais Schneider nous induit ainsi sur une fausse piste en essayant de situer Cendrillon par rapport à ces catégories. Il écrit : “Parce qu' après avoir brossé de grandes toiles comme Hérodiade, comme Manon, comme Werther, il peut plaire à un peintre de sa valeur d'exécuter un petit tableau de genre; (…) Il a fait cette fois de l'enluminure musicale en marge du conte, il a aquarellé une légende de Perrault. Au surplus, Cendrillon, au point de vue musical, ne vous y trompez pas, c'est Manon fanfreluchée (…) diminuée de toute sa nerveuse sensualité, de toute sa passionnante sentimentalité.” La comparaison avec Manon s'explique peut-être par la mode de l'époque de désigner un artiste comme “l'auteur de…”, mais elle nous conduit à une impasse. Schneider se trompe en parlant d'un “petit tableau” ou d'une “enluminure musicale”. Car Cendrillon n'est pas un petit opéra, mais plutôt un “grand”, “à la française” avec un prologue et quatre actes et les traditionnels grands ballets.

Massenet aimait “le grand siècle” français. Il venait d'acheter “le vieux manoir” à Pont-de-l'Arche l'été de la composition de Cendrillon. Il le décrit dans ses Souvenirs : “La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait habité cet hôtel, pavillon de ses amours. (…) Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres de notre petit château. (…) Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais, et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table, elle datait de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de mes partitions d'orchestre.”
On imagine sans peine Massenet rêvant devant sa table du dix-septième siècle des belles femmes du passé et notant en marge de la partition originale le bien-être de son épouse Ninon (qui s'occupe du jardin et d'une hirondelle qu'ils ont recueillie).

Mais ces “rêves dix-septième” ne sont pas toujours faciles à interpréter. À quoi   pouvait-il penser en intitulant les grands ballets “Les filles de noblesse,  Les Fiancés, Les Mandores, La Florentine” et “Le Rigaudon du roi” ? On ne le sait pas et on ne le saura peut-être jamais. Le thème de Mme de la Haltière semble un pastiche de Lully, appelé “le florentin” par ses détracteurs. Serais-ce une clef d'interprétation pour “La Florentine” ?  J'ai contacté plusieurs spécialistes qui ont répondu par un “non” catégorique. Pastiche des noms oui, pastiches des formes non. J'ai trouvé la réponse définitive à mes questions dans les notes manuscrites de la mise en scène d'Albert Carré de la création de Cendrillon (écrits par son assistant Emile Bertin). Les descriptions des ballets sont on ne peut plus claires : “La Florentine - solo, 4e entrée, Bouquetière avec son éventaire, elle jette des fleurs en tournant. Un page la débarrasse de son éventaire. – variations –”. Il n'y a donc aucune référence ni à Lully, ni au baroque, ni à Florence !

Avant le début des répétitions, le chef d'orchestre Fabrice Bollon m'a dit que l'œuvre semblait avoir deux axes : celui de la féerie (des scènes très lyriques) et celui de la comédie (des scènes dignes de Rossini) et qu' il préférait privilégier la féerie. Mais en fin de compte, et à notre étonnement, c'est la comédie qui a emporté la partie. Cendrillon tient plus de Molière que de Manon, à commencer par celui qui commence et termine la pièce : Pandolphe. Son nom évoque la pantoufle sous laquelle le tient son “épouse irascible” et celui du vieil Arnolphe de l'Ecole des Femmes,  dont  il reprend la fameuse tirade “du côté de la barbe est la toute-puissance”.  Il la chantait lors la création en se cognant d'abord contre un meuble dans le noir et ne réussissait qu'à la fin de l'air à allumer sa lampe.  On se croirait dans une comédie de Molière – non, on y est de plein pied ! Pandolphe est victime de sa vanité comme Monsieur Jourdain dans le Bourgeois Gentilhomme de la Comédie Ballet de Molière et Lully.

Cette référence à la Comédie Ballet – qui a paru hardie à certains participants de notre colloque Massenet/Cendrillon à Chemnitz – s'éclaire vraiment quand on voit l'œuvre en entier, c'est-à-dire avec le prologue qui n'a malheureusement jamais été joué et que nous connaissons seulement grâce à Louis Schneider. Il écrit : “Cendrillon était précédée, quelques jours avant sa répétition générale, d'un tableau que le librettiste et le musicien avaient baptisé du nom de Préface. C'était, comme dans le Roméo de Gounod, une façon de faire faire connaissance au public avec les personnages de la pièce. Ils apparaissaient tous groupés sur le théâtre devant un second rideau sur lequel étaient peintes les principales scènes des contes de Perrault, avec ces deux dates : 1628-1703. Au cours des dernières répétitions de Cendrillon, Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, estima que présenter par avance les personnages d'une féerie, c'était détruire toute surprise, toute illusion, d'autant plus que chaque costume devait être vu avec l'éclairage que nécessitait l'action. D'un commun accord entre les auteurs et le directeur, la Préface fut supprimée. Elle disparut même de la partition. J'ai eu la bonne fortune d'en retrouver le poème, grâce à l'amabilité du librettiste, et j'ai cru utile d'en faire connaître le texte enjoué.” (Puis Schneider publie le texte in extenso.)

Schneider apportant les raisons pour lesquelles le prologue a été coupé in extremis, je pouvais imaginer d'autres solutions au même problème - que Carré ne pouvait plus envisager à la pré-générale (appelée “colonelle” au temps de Massenet). Puisque “présenter par avance les personnages d'une féerie, c'était détruire toute surprise”, je proposai de ne présenter que les personnages de la première scène et de terminer le prologue avec la "confidence des deux sœurs au public : "N'auriez-vous pas, par impossible, deux bons maris à nous donner ?" Dans notre production, elles scrutaient, soutenues par deux “poursuites” (projecteurs mobiles), le public à la recherche de candidats susceptibles de plaire à leur mère - qui les refusait avec un “Non !” énergique. Ce “Non !” était à la fois le première accord de l'ouverture. Celle-ci commence justement avec l'air de marche de Mme de la Haltière, donc la jonction se faisait sans problème.

Le public se tordait chaque soir de rire, ce qui nous permettait d'aborder cette comédie d'un pas léger et comme Massenet l'avait écrit : avec Pandolphe qui parle au public. Du coup la fin, quand il se ré-adresse au public, prend son sens et les autres moments où il “parle”, comme le beau “mélodrame” au début du quatrième acte, prennent une autre dimension. Avec la parole retrouvée – aussi brève qu'elle soit – Cendrillon retrouve ses lointaines racines de Comédie-Ballet.

En guise de conclusion, on peut affirmer que Cendrillon n'est pas celle qu'on dit. Elle est différente de celle que décrit Schneider et elle est meilleure (c'est-à-dire plus théâtrale) qu' au disque, qui pèche par son orchestre un peu flou. Ainsi le disque baigne l'œuvre dans une forme de sentimentalité qui est le plus grand écueil dans lequel on peut tomber en approchant Massenet. En même temps, soyons honnêtes, ce compositeur ne nous rend pas la tâche facile. Sa musique n'a pas cette vitalité et cette force indestructibles d'un Mozart ou d'un Verdi. Avec eux, dès que vous avez établi le cadre juste, la musique prend sa place et développe sa dynamique propre qu'elle défendra bec et ongles. Massenet par contre demande un soin constant. Il est comme un violon aux harmoniques inouïes, mais qui se désaccorde au premier changement de température ou avec un coup d'archet trop brusque.

En montant Cendrillon, on a compris que cette œuvre demande beaucoup plus de soin que Hänsel und Gretel de Humperdinck ou la Cenerentola de Rossini et que des questions de style se posent tout le temps, dans la distribution (un prince travesti) et dans la manière d'aborder le conte de fées. (La critique contemporaine ne s'est pas trompée en trouvant que la féerie était bien éloignée du classicisme de Perrault et plus proche du romantisme des “conteurs germains”). Mais une fois ces questions de style résolues, l'œuvre développe une vitalité – surtout avec le prologue – qui nous a tous surpris. Reprise : cet automne.

Waldemar Kamer
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(Extraits d’un article pour la revue de l'Association Jules Massenet)

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